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KERY JAMES : POUR UNE POÉTIQUE DE LA CONDITION

Avec son huitième album solo, Mouhammad Alix, Kery James confirme un certain nombre de thèmes et de procédés d’écriture qui lui sont chers. La question de l’ethos (l’image que l’on cherche à construire de soi à travers un discours »), centrale pour légitimer le propos, débouche sur une rhétorique du paradoxe et une véritable poétique de la condition, sans concession possible. À quelles conditions, en effet, pouvons-nous « vivre ensemble », pour reprendre une partie du titre d’un des morceaux importants de l’album ? C’est tout l’enjeu que cette analyse se propose d’explorer.

« Moraliste, pourquoi pas ? Pourquoi ce serait une insulte (1) ? »


Le dernier opus de Kery James, Mouhammad Alix, se présente a priori comme un album du bilan. Dès le premier titre, reprenant celui de l’album, c’est le passé simple et le passé composé qui l’emportent, la voix d’une expérience singulière qui est celle du rappeur : « J’écoute ces rappeurs s’inventer des vies /Ils ne verront jamais la moitié de ce que je vis / Ne feront jamais la moitié de ce que je fis / Ne prendront jamais tous les risques que j’ai pris« , avec des références à son vécu tourmenté, sa trajectoire accidentée. Depuis son exil en métropole, le rappeur étant né en Guadeloupe de parents haïtiens, et sa vie à Orly, dans le Val-de-Marne, dans des conditions très précaires (« D’où je viens »), jusqu’au deuil qui a mis un coup d’arrêt à ses larcins et a provoqué sa conversion à l’Islam : l’assassinat de L.A.S Montana, membre du collectif de la Mafia K’1 Fry, en 1999, auquel le morceau « La rue ça fait mal » fait allusion.

La légitimité du vécu se double de celle de la carrière. L’album est en effet émaillé de références à des morceaux phares de l’artiste, dont le premier album date, rappelons-le, de 1992. « La République ne digère pas ma lettre / Ils préfèrent fermer les yeux sur nos mal-être  » (2) fait explicitement allusion au titre de 2012 « Lettre à la République », fustigeant l’ « illusion républicaine de la douce France bafouée par l’immigration africaine » et « les vrais voyous en costard, bande d’hypocrites !« , et dans le sillage duquel se situe, en 2016, un morceau comme « Racailles ». De même, il est fait référence au titre mythique « L’impasse » (feat. Béné, À l’ombre du Show business, 2008) dans le morceau « Rue de la peine »: « Comme Béné ou Carlito dans L’Impasse« .

« Je viens de la rue je n’ai rien à prouver / Depuis plus de 20 ans je suis fidèle au block / Pas une ride, j’suis au niveau« , scande l’artiste dans « N’importe quoi ». L’expérience et sa légitimité appuyée autorisent donc un certain nombre d’impératifs d’exhortation (dont le morceau « Pense à moi » est très représentatif), érigeant ainsi la destinée du rappeur et son œuvre en véritables exempla, et ce, même si le morceau « Je n’suis pas un héros » ancre la démarche dans une humilité certaine, voire une tension toujours prête à exploser, ce qui n’est pas sans rappeler les épisodes ombrageux et les clashes au cœur desquels s’est retrouvé le rappeur : « je sais que malgré moi ils me prennent pour exemple / mais que personne ne me suive si jamais je me trompe / et si je deviens violent, l’Islam n’y est pour rien / c’ n’est dû qu’à mes faiblesses / j’répète pour que tu comprennes bien, / et si j’deviens violent, l’Islam n’y est pour rien / ce n’est dû qu’à mes excès« .

Malgré tout, la figure du « moraliste » plane sur celle du poète d’autant que le moraliste est surtout celui qui dispense des leçons de vie universelles, et notamment la première et peut-être la plus essentielle d’entre elles, celle du memento mori. On la retrouve dans « Douleur ébène » (« J’attends, comme toi, que la lumière s’éteigne / Que la mort m’étreigne, que la mort me prenne« ), ou encore dans le morceau « Prends le temps », avec Faada Freddy dans lequel on peut trouver les vers suivants : « On a beau être pressés, les aiguilles nous font plier / On n’arrête pas le temps en renversant le sablier / On parle de nous au passé le jour où l’horloge s’effondre » ; « Le temps ce n’est pas de l’argent mais de l’or / L’aboutissement de tous nos instants c’est la mort« . Si ce morceau sonne, dans l’ensemble, comme un carpe diem, cela donne aussi parfois aux textes une dimension mélancolique (« la rue a fait de moi Kery James le mélancolique « )(3). « Ensanglantées d’amertume, des journées de ténèbres / Aux aurores teintées de brumes, exhument des rancunes funèbres« , peut-on entendre dans « Vivre ensemble ou mourir ».

Autodéfinition et métatextualité


Au fil des morceaux, le rappeur ne cesse ainsi de construire un ethos légitimant sa prise de parole. Si cela peut avoir partie liée avec l’ego trip, on comprend pourtant l’enjeu d’une telle rhétorique au niveau du message à diffuser, sur lequel nous reviendrons. La figure reine que le rappeur cherche à construire à travers cet album est évidemment celle du boxeur, de celui qui manie le registre polémique (au sens grec de polemos, la guerre). Si le titre de l’album a été choisi avant la mort du célèbre boxeur, un homme d’engagement lui aussi, il essaime dans tout l’album via la métaphore filée : « Chaque jour je monte sur le R.I.N.G / Quand sonne le réveil, sonne le G.O.N.G / J’fais du rap engagé, demande à N.O.V » (« Jamais ») ; « Jab du gauche, crochet du droit/ Esquive rotative, uppercut dans le foie / Vous vouliez le trône, je me l’octroie » (« N’importe quoi »)…

L’éthique du combat est intimement liée à un ethos du « seul contre tous », comme le souligne cette anaphore en « ni » et les pluriels qui s’opposent au « je », caractéristique du morceau liminaire « Mouhammad Alix » : « Ni devant les médias, ni devant le proc’/ Ni devant les keufs, ni devant Skyrock / Ni devant le banquier, ni devant les profs / Je suis resté entier je n’ai pas baissé mon froc » […] « Ni devant le dollar, ni devant l’ennemi / Ni devant le pouvoir, ni devant le FMI / Jamais je ne renierai mes convictions ». Or cet ethos est lui-même conçu comme le symétrique inversé d’un certain rap : « Je t’explique je fais pas ça pour le fric / Je fais pas ça pour le chiffre« , peut-on lire dans le même morceau ; ou encore « Frangin, le respect avant l’oseille / C’est certain, j’suis pas de ceux qui croient que tout se monnaye« , dans « Jamais ». Et si la trap utilisée dans l’album montre une certaine adaptation à l’air du temps, elle est aussi, au fond, une façon d’aller trouver l’adversaire sur son propre terrain.

Dans ce jeu de l’autodéfinition, il est toutefois une figure stylistique récurrente qui mérite que l’on s’y arrête, le paradoxe, consistant à formuler une expression, généralement antithétique qui va à l’encontre du sens commun. Si le morceau « Paradoxal » le met à l’honneur (« Il n’y a pas de paix sans combat« ), on peut le lire, dans une moindre mesure, dans « Mouhammad Alix » également « Pur mec de cité, déter’ mais courtois » ou plus explicitement dans « Vivre ou mourir ensemble » : « Il est naturel d’avoir peur, de là naît le courage ». Or cette rhétorique paradoxale n’est qu’une manifestation d’une véritable poétique de la condition, permettant de dépasser la binarité pour accéder à la complexité du monde. Elle nous paraît être en effet une constante stylistique du rappeur. Il n’est qu’à se souvenir, notamment, de l’album À l’ombre du show business de 2008 pour en mobiliser quelques exemples, à commencer par le premier morceau, « Le combat continue » – reprenant lui-même le titre de l’album de 1998 d’Ideal J, le premier groupe de Kery James : « j’rapp’rai toujours la paix mais pas sans le respect / j’rapp’rai l’humilité mais pas sans la fierté / j’arrp’rai jamais la haine, mêm’ si j’sais que l’amour recule / j’rapp’rai toujours le pardon plutôt que la rancune / j’rapp’rai toujours l’unité mais seulement sur de bonnes bases« […] « mon drapeau est peace mais peace avec justice« . « Voilà le son de la révolution, conscient, violent mais puissant« , entend-on également dans « Vrai Peura », mais les exemples seraient nombreux.

« Vivre ensemble » ?


Or la condition n’est pas la concession. Sur le fond, la question centrale de l’album, si l’on pense aux morceaux « Vivre et mourir ensemble » et « Racailles », notamment, semble être : quelles sont les conditions sine qua non pour pouvoir vivre ensemble ? L’album se termine en effet sur ces mots : « Je l’ai fait pour moi, c’est vrai / Mais je l’ai fait pour vous aussi, je l’ai fait pour nous« (4). À quelles conditions ce « nous » peut-il véritablement fédérer les humains, quels qu’ils soient, et de préférence vivants, ici et maintenant ? Notons que ces questions seront certainement au cœur de la pièce de théâtre écrite et jouée par Kery James lui-même en janvier 2017 au théâtre du Rond-Point à Paris. (5)

Ici Kery James renoue avec ses cibles les plus fréquentes, au premier rang desquelles la négrophobie,(6) l’islamophobie et les inégalités. Ce n’est qu’en les éradiquant qu’un pacte social pourra (re)naître. En effet, il est avant tout question de fustiger ceux qui pulvérisent la « cohésion nationale« , désignés par une périphrase éminemment paradoxale mais riche de sens : « Derrière les couleurs du drapeau se cachent ces ennemis de la Nation » (« Vivre ou mourir ensemble »).

Concernant la négrophobie, c’est certainement le morceau « Musique nègre » qui explicite le mieux les enjeux. Le terme « nègre » – même si Youssoupha est présent sur le morceau (7) – ne revêt pas vraiment ici les connotations anticolonialistes de la négritude césairienne (8). Il est plutôt à prendre, en contexte, au sens propre de dénigrement d’individus sur la seule base de la couleur de leur peau. Le morceau, même si l’intro l’inscrit comme une réponse circonstanciée aux propos d’Henry de Lesquen, président de Radio courtoisie et candidat à la présidentielle (9) (« Président d’une radio, plus grossière que courtoise, Henry de Lesquen souhaite devenir le prochain Président des Français. Dans sa parodie de programme, il propose de bannir la Musique Nègre des médias, soutenus, ou autorisés par l’État. Évidemment, pour lui, le rap, cette musique « immonde », c’est de la musique nègre« ) repose en fait sur la dénonciation plus large d’un racisme scandaleusement décomplexé à l’échelle nationale et internationale : « Racistes décomplexés qui conceptualisent la haine / Mais même les Nazis, avaient leurs propres intellectuels / Tirons des leçons du passé, y’a même pas 100 ans, l’impensable est devenu vérité » (« Vivre ou mourir ensemble »). De sorte que les figures tutélaires convoquées dans l’album (Mandela, Lumumba, Fanon) n’entrent pas nécessairement dans un discours panafricain postcolonial (10) et engagé sur le continent – même si Kery James parle de « [s]on continent » « en forme de pouckha (11) » dans « Douleur ébène » – mais se présentent, à l’instar de celle de Mohammed Ali, comme des lutteurs, debout et unis par la couleur de leur peau, permettant d’offrir un autre visage à ceux qui, encore trop habituellement, sont injustement méprisés. Une autre référence (12), à Boris Vian, cette fois-ci, ancre le propos dans l’arbitraire du rejet, puisque J’irai cracher sur vos tombes, paru pour la première fois en 1946, met en scène la vengeance d’un métis à la suite du lynchage de son frère, pour dénoncer le racisme dans le Sud des États-Unis. On comprend ici tout l’enjeu de la poétique de la condition et de l’anti-binarité mise en lumière plus haut. Le racisme ne peut être qu’une vision binaire du monde, et c’est en cela qu’il ne peut pas être conçu en termes de pensée, là où, pour Kery James « Des blancs m’ont défendu, quand certains noirs m’ont sali / Des noirs m’ont soutenu, quand certains blancs m’ont trahi / Mes filles sont métisses, car y’a pas de couleur pour aimer » (« J’suis pas un héros).

L’islamophobie se trouve quant à elle explicitée dans le morceau « Vivre ou mourir ensemble », l’un des morceaux les plus forts de l’album, revenant sur les attentats qu’a connus la France : « Ils n’se sentiront apaisés que lorsque les musulmans seront traqués / Lorsque les musulmans seront brusqués, persécutés pour leurs choix / Lorsque les musulmans seront parqués, exécutés pour leur foi / Ils veulent nous plonger, dans une guerre totale sans lendemain/ En cela les terroristes et eux, poursuivent le même dessein« . On comprend encore une fois l’importance d’une rhétorique de la lutte, du combat. L’injustice et l’arbitraire des attaques exigent une riposte tant immédiate que malheureusement perpétuelle.

Dernière condition à respecter, dernier objet de lutte : la fin des inégalités. Elles sont largement déroulées par le morceau « Racailles », tirant à boulets rouges et dans le tas, si l’on peut dire, de politiciens privilégiés et corrompus, assoiffés d’argent et de pouvoir, toujours prêts à se compromettre. Si le morceau peut sembler manichéen, la réserve ne tient plus si l’on considère, encore une fois, l’arbitraire et l’injustice des situations. Le registre polémique est lapidaire, certes, mais c’est là sa force, c’est là son urgence aussi. Sans qu’il soit explicitement question dans cet album de « République », c’est ici peut-être une façon de nous rappeler que dans la célèbre devise, les trois termes de liberté, d’égalité et de fraternité ne sont pas équivalents, mais bel et bien que le deuxième est la condition des deux autres, d’où peut-être sa place centrale.

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A propos Aboubacar

Journaliste et animateur radio. Directeur de Publication de ©Afroguinée Magazine, premier portail culturel et événementiel de Guinée-Conakry.

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