Pionnière en Afrique subsaharienne, la compagnie circassienne créée en 1998 à Conakry, est de retour en France avec le spectacle « Yé ! ».
Sous un grand soleil de janvier, les treize acrobates du Circus Baobab courent et s’étirent avant de s’élever en pyramides devant le Palais du Pharo de Marseille. Amara Camara le contorsionniste se tient à l’écart, le corps ondulant sur le bitume. Bonnet en laine, short jaune fluo, sweat à capuche rouge vif et baskets à la mode, ils ressemblent à tous les jeunes de leur époque mondialisée. Seul le chant entonné joyeusement pendant l’échauffement, « Giyaratemady » (« comment gravir la montagne ») en langue soussou, rappelle leur Guinée natale et sa capitale, Conakry.
Les artistes, âgés de 18 ans à 32 ans, vivent et s’entraînent à Marseille depuis le début de la tournée du spectacle Yé ! en France au printemps 2022. Partout où ils se produisent, l’ambiance est électrique. Portés acrobatiques les propulsant dans les airs, pyramides humaines vertigineuses, corps-à-corps et contorsions s’enchaînent sur un rythme frénétique. Les acrobates se livrent à des rixes autour de bouteilles d’eau en plastique qui les laissent exsangues. Si les tableaux ont des airs d’apocalypse, la mise en scène de Yann Ecauvre est épurée.
« “Yé !” cela veut dire l’eau en soussou. C’est en parlant tous ensemble avec Yann que nous avons trouvé le thème. La Guinée est le château d’eau de l’Afrique de l’Ouest, mais nous manquons cruellement d’eau à Conakry », explique avec une certaine gravité Fodé Kaba Sylla, 27 ans, le danseur de breakdance de la troupe.
L’eau, c’est aussi ce qui relie les acrobates au bord de mer, à ces plages de Matam, à Conakry, qui sont « le seul endroit où on peut s’entraîner sans se faire mal », raconte Bangaly Sylla, 22 ans. Le danseur y a fait ses premières figures « à l’âge de 7 ans avec les grands frères ». « Je rêvais d’être acrobate, dit-il les yeux brillants, mais mes parents ne voulaient pas, ils voulaient que j’étudie. Pour eux, il n’y avait pas d’avenir dans le cirque. »
« Radicalement nouveau »
Plus jeunes, tous, comme lui, ont dû ruser, écumer les plages de la péninsule avant de bénéficier des entraînements dispensés par les anciens de la troupe dans des hangars désaffectés, des maisons de quartier ou au Centre des arts acrobatiques Keïta-Fodéba, à Conakry. Ils y ont appris les acrobaties, la voltige et les contorsions, avec pour seul objectif de vivre de leur passion.
Aujourd’hui, le Circus Baobab, en plus d’être une compagnie, se voit comme un cirque social. « Nous sommes un outil d’inclusion sociale, nous cherchons des fonds pour créer une école du cirque à Conakry », explique avec fierté Bangaly Sylla, emmitouflé dans sa parka. Nos petits frères là-bas ont eux aussi droit de vivre leur rêve. » Et il précise dans un sourire éclatant : « On se connaît tous, on est une grande famille. »
La compagnie itinérante est née en 1998 à Conakry, autour d’un projet un peu fou. A l’époque, le cinéaste français Laurent Chevallier rêve de filmer une troupe de cirque itinérante en Guinée où il a déjà tourné plusieurs films (le beau documentaire Djembefola sur le retour au pays du percussionniste Mamady Keïta et L’Enfant noir). Son complice, le directeur national de la culture Baïlo Telivel Diallo souhaite renouveler le patrimoine culturel guinéen. « Le projet était révolutionnaire, comme les Ballets africains de Guinée créés par Ahmed Sekou Touré l’avaient été en 1958, se souvient-il. Les arts traditionnels du pays allaient rencontrer les techniques du cirque occidental et créer quelque chose de radicalement nouveau. »
Un troisième larron viendra donner toute sa dimension novatrice et poétique à l’aventure : Pierrot Bidon, le fondateur subversif de la compagnie française Archaos qui a révolutionné le cirque contemporain. Arrivé à Conakry, le circassien est fasciné par les acrobaties au sol des jeunes Guinéens, qui virevoltent sur le sable avec pour uniques accessoires de vieux pneus de voitures. « Alors que j’avais en tête de filmer une simple troupe de cirque ou de théâtre de rue, Pierrot Bidon imagine autre chose. Il rêve de faire voler les acrobates », se remémore avec émerveillement le cinéaste Laurent Chevallier.
Saltos et flip-flap
L’aventure humaine et artistique se met en marche. Des formateurs, des voltigeurs arrivent de France et rencontrent les plus grands artistes guinéens. Dans une salle en ruines et au parquet défoncé, attenante au Stade du 28-Septembre, une cinquantaine de jeunes sélectionnés découvrent les possibilités infinies des trampolines, des tapis de réception, des trapèzes fixes et volants, du mât chinois, des sangles et du jonglage.
Otto Fodé Camara, aujourd’hui acrobate trapéziste installé à Marseille, est repéré grâce à ses saltos avant et ses flip-flap tendus. Il se souvient avec émotion : « J’étais très timide, l’acrobatie était mon seul moyen d’expression. A 15 ans, je n’avais connu que le sable, la rue et l’école coranique. Tout était nouveau, effrayant et magique à la fois. » En quelques mois, les acrobates habitués aux sables s’élèvent dans les airs.
La tournée et le tournage du film sont mémorables. En mars 2000, le baobab conçu de toutes pièces avec ses douze branches en teck, tracté sur un semi-remorque, le camion-bus jaune et ses artistes s’élancent dans une tournée qui les mènera des hauts plateaux du Fouta-Djalon jusqu’aux confins de la Guinée forestière.
Les spectacles sont gratuits. Des foules se pressent dans les stades pour découvrir La légende du singe tambourinaire, l’histoire du roi qui a volé aux chimpanzés de la forêt leur tambour. Eberlués, les spectateurs veulent toucher ces hommes déguisés en singes qui volent, de branche en branche, à 15 mètres du sol, dans un baobab reconstitué.
« Alertées par les radios rurales, 52 000 personnes s’étaient déplacées à N’Zérékoré. Cela m’a rapidement dépassé », raconte Laurent Chevallier, entouré de ses souvenirs dans sa maison de Montreuil. « Et puis, une fois le tournage terminé, il fallait faire vivre le projet au-delà du film. Ces jeunes mobilisés pendant deux ans devaient continuer à se professionnaliser ». Isabelle Sage, ancienne complice de Pierrot Bidon au sein d’Archaos, et Morry Diallo, le constructeur du baobab, structurent alors le projet. Les nouveaux talents se forment au Centre des arts acrobatiques de Guinée.
« Le froid qui s’infiltre partout »
En 2001, la troupe s’envole avec le baobab. L’hiver. Paris. Le choc. Otto Fodé Camara l’acrobate est encore tout jeune. Il a à peine 18 ans, se confronte au « froid qui s’infiltre partout ». Aujourd’hui encore, il se rappelle « ses doigts gelés qui peinent à agripper le trapèze, ses pieds nus qui se raidissent sur scène », mais aussi « son étonnement devant tous ces gens qui se déplaçaient les voir malgré le froid, la joie sur les visages ».
Les artistes alternent tournées à l’étranger et retours au pays, où ils initient les plus jeunes et retrouvent leurs familles. Les spectacles s’enchaînent, Les Tambours Sauteurs en 2004, puis Nimba. Mais l’énergie folle des débuts s’essouffle, certains artistes sont tentés par d’autres aventures, les difficultés s’amoncellent. En 2009, l’aventure prend fin. La famille se disperse, en Guinée, en Afrique et dans le monde.
« Je suis celui qui a réveillé le Circus Baobab », s’enorgueillit aujourd’hui Kerfalla Bakala Camara et nouveau directeur du cirque. « A 14 ans, j’étais le plus jeune aux débuts du Circus Baobab, j’étais percussionniste. C’était ma famille. Il fallait le faire renaître. » Celui qui connaît toutes les compagnies et les écoles balbutiantes à Conakry se pose en rassembleur. En 2021, avec l’aval des fondateurs du cirque, Laurent Chevallier, Isabelle Sage et Morry Diallo, tous « heureux » que l’aventure continue, il reprend officiellement le nom du Circus Baobab pour sa compagnie Terya Circus (créée en 2008 avec des anciens du cirque). La légende peut renaître.
« On a de la chance, on représente les couleurs de la Guinée et de l’Afrique dans le monde, se félicitent les acrobates de Yé !. Le cirque, c’est notre vie, notre plus grande fierté. On a gagné le respect de nos parents, eux qui ne voulaient pas qu’on entre dans le cirque. »
Deux jeunes femmes, font aujourd’hui partie de la troupe, Aïcha Keïta, 26 ans, et M’mahawa Sylla, 25 ans. Le caractère forgé dans un milieu d’hommes, les deux cousines parlent peu mais évoquent un itinéraire souvent contrarié pour les jeunes filles désireuses d’embrasser la carrière de circassienne : « Chez nous, la tradition veut encore que les filles restent à la maison pour aider les mamans ou ensuite à être de bonnes mères et épouses. » Le prochain spectacle Yongoyély, « l’exciseuse » en langue soussou, est déjà en préparation avec une dizaine de jeunes filles à Conakry. La création est prévue pour fin 2024.
Yé !, spectacle de la compagnie Circus Baobab, les 10 et 11 février à la Biennale internationale des arts du cirque de Marseille. Et du 14 avril au 10 juin à La Scala, à Paris.