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LES RAPPEURS CONSCIENTS ONT-ILS ENCORE LEUR PLACE ? [DOSSIER]

Un temps boudée par le grand public et les radios, la frange consciente ou politisée du rap français fait face à un petit événement, avec la sortie prochaine de Story Teller, sixième album solo de Médine, l’une des principales têtes de prou du mouvement. A l’heure où les tendances penchent d’une part vers un rap dansant inspiré par les sonorités afro, latino ou pop, et d’autre part vers un durcissement des propos et des thématiques, la question de la pertinence de cette scène finit forcément par se poser : les rappeurs conscients ont-ils encore leur place ?

Une mouvance majoritaire devenue marginale

En recul médiatique depuis quelques années, les artistes de la frange consciente du rap français ont jadis occupé le devant de la scène : selon les époques, et dans des styles différents, Assassin, Kery James, Sniper, ou Disiz ont ainsi constitué parmi les principales têtes d’affiche du rap français. En face, d’autres comme La Rumeur, Le Téléphone Arabe, Ali, Keny Arkana ou Monsieur R, eux aussi dans des styles très différents, alimentaient une branche moins mainstream de ce mouvement pas toujours très uni, dont les divergences ont pu être très profondes, aussi bien sur le plan du positionnement et de l’engagement que sur celui du discours à proprement parler.


Mais la nature cyclique du rap a fini par inverser les tendances, et par reléguer graduellement la mouvance consciente au second plan. Les évolutions de la musique depuis l’arrivée de la trap en France, associée à la perte progressive d’intérêt pour les questions sociales et politiques de la part de la jeunesse, ont permis à un rap plus individualiste, centré sur des thématiques différentes, d’émerger et de devenir dominant, avant que la fonction purement divertissante de la musique prenne le dessus et permette aux rappeurs d’afficher une décomplexion totale et de remplacer les slogans cgtistes par des pas de danse dignes des meilleurs clips de Claude François.

Malgré une conjoncture globale franchement peu encourageante pour les rappeurs adeptes de gros morceaux de 42 mesures sans refrain, ou de protestation sociale à toutes les sauces, le rap contestataire a donc continué à survivre dans l’ombre, retrouvant une verve que l’on pourrait, avec quelques années de recul, considérer comme salutaire. Destitué de sa position majoritaire, le rap conscient a retrouvé un statut plus en phase avec sa véritable nature : tombé dans une certaine forme de conformisme pendant son heure de gloire, il a fini par renouer avec son essence première, celle d’outil contestataire et de canal d’information alternatif.

La présence médiatique de La Rumeur en dehors des médias rap traditionnels, l’excellente santé d’indépendants comme le TSR Crew, ou l’existence de projets atypiques comme Asocial Club, sont autant d’indicateurs significatifs de l’intérêt resté suffisamment fort de la part d’une public – ou du moins d’une part non-négligeable du public. Cette catégorie d’artistes historiquement boudée par les radios et les principaux médias rap a ainsi appris à développer un modèle économique en décalage avec le circuit traditionnel, misant sur une fan-base restreinte mais prompt à l’engagement et au soutien direct, sur le rôle central donné à la scène, au développement d’activités artistiques annexes, et à l’érection de structures indépendantes viables.

Entre retour aux fondamentaux et renouvellement des codes

De tendance forte à mouvement marginalisé, le rap conscient a donc d’une part, dû opérer un retour à ses fondamentaux, en redevenant une mouvance d’opposition, et d’autre part se réinventer, en s’adaptant aux sonorités les plus récentes, et en intégrant certains éléments neufs sur le plan de la forme. Si certains, comme Le Téléphone Arabe, Flynt, Noir Libre ou Virus, n’ont pas forcément besoin d’orienter l’évolution de leur musique dans l’objectif d’être plus en phase avec la tendance, d’autres ont dû évaluer la possibilité de faire un pas dans cette direction. Il y a encore quelques années, il était ainsi quasiment impensable d’imaginer Médine poser sur des beats trap ou brancher l’autotune le temps d’un refrain.

Qu’il s’agisse d’une nécessité de se réinventer, ou d’une adaptation naturelle aux mutations de la musique, cette orientation artistique a le mérite de démontrer que l’essence du rap conscient tient avant tout dans le texte et le message véhiculé, et que la forme est parfaitement malléable, du moment que le fond reste suffisamment consistant. De manière plus générale, on constate également que le champ de définition du rap dit “conscient” s’est particulièrement élargi. L’un des exemples les plus probants de cet état de fait est Nessbeal, grand opposant au “rap de bibliothèque” pendant la deuxième moitié des années 2000, qui serait pourtant indubitablement rangé dans la catégorie rap conscient s’il était encore actif aujourd’hui.

Reste à savoir si le public est réellement prêt à revenir vers le rap conscient. Une certaine catégorie d’auditeurs n’a bien entendu jamais cessé d’écouter et soutenir ses artistes, mais qu’en est-il de l’importante part du public qui l’avait délaissé pour se tourner vers un rap plus léger sur le fond ? Médine étant potentiellement l’un des plus importants vendeurs sur ce créneau à l’heure actuelle, la réception de Story Teller sera un excellent indicateur pour tenter de répondre à cette question.

Si le rappeur normand n’a pas vocation à réaliser les scores de Niska ou JUL, il reste l’un des seuls représentants de sa mouvance capable d’aller chercher une audience suffisamment conséquente, et ce malgré un certain nombre de handicaps, notamment son positionnement, à la fois trop anticonformiste et clivant pour toucher le public de Big Flo & Oli, mais pas suffisamment engagé contre le modèle médiatique et industriel du rap pour séduire les puristes d’une musique politisée qui ont érigé en adversaire absolu Skyrock et les grands canaux de communication.

Une conjoncture positive mais fébrile

Aux Etats-Unis, l’élection de Donald Trump et ses nombreuses conséquences ont permis au rap conscient de retrouver un sens, et aux artistes de renouer avec la dimension politique de leur art – sans pour autant empêcher les autres rappeurs de continuer à parler lean. En France, le climat de contestation sociale ne semble pas encore avoir eu d’impact majeur sur la conscience politique des plus jeunes générations, et les slogans empruntés aux rappeurs repérés au cours des différentes manifestations pendant ces trois dernières années étaient l’oeuvre de SCH, PNL et même JUL – preuve que l’on peut parfois en dire beaucoup plus sur la jeunesse en une demi-mesure au milieu d’un refrain qu’en un texte de 7 minutes posé sur du piano-violon.

Le retour progressif vers des textes consistants, à travers les cas de Rémy, YL, Lacraps ou Sofiane, correspond plus à un renvoi vers les fondamentaux du rap de rue que vers une véritable prise de conscience politique, malgré les velléités ponctuelles de Sofiane par exemple, qui a prouvé, le temps d’un morceau comme Coluche, qu’il était capable de porter la flamme de la révolte.


Les mécanismes très cycliques du rap français, qui s’engouffre tous les cinq ans dans une nouvelle tendance, et tend à évoluer de plus en plus vite, laissent à penser qu’un retour vers les fondamentaux du rap conscient finira forcément par s’opérer, avant de laisser place à d’autres mouvances. La fibre nostalgique a permis à des groupes comme 1995 de se faire une place il y a quelques années, et permet aujourd’hui au Secteur Ä, à NTM ou aux têtes d’affiche de l’Âge d’Or de remplir des salles – il n’y a donc aucune raison pour que le public ne soit pas réceptif à un retour vers un rap engagé, politisé, et potentiellement pédagogue.

Le rap français n’a jamais été aussi éclectique, et sur l’extraordinaire palette de couleurs qu’il offre aujourd’hui, il y a forcément une place pour tout le monde – y compris pour le rap conscient. Reste à savoir si cette mouvance saura retrouver un rôle central et s’imposer à nouveau comme une tendance majoritaire, ou si elle restera marginalisée et réservée à un public averti.

Booska

A propos Aboubacar

Journaliste et animateur radio. Directeur de Publication de ©Afroguinée Magazine, premier portail culturel et événementiel de Guinée-Conakry.

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